Têtes de pipes !
À la fin des années 1980, une intervention très ponctuelle générée par des travaux dans la rue d’Antrain a permis la mise au jour des vestiges d’une ancienne manufacture de Rennes, celle des pipiers Crétal et Gallard. Très connue au XIXe siècle, elle était tombée dans l’oubli après sa cessation d’activité, hormis pour quelques collectionneurs. À l’issue de la fouille, ce pan de l’histoire industrielle rennaise est une nouvelle fois restée dans les cartons, la publication et l’exposition des découvertes n’ayant jamais vu le jour.
Une production rennaise
À l’avènement de l’ère industrielle, au milieu du XIXe siècle, Rennes ne compte que quelques activités générant des emplois en nombre. Aux côtés des filatures et des tanneries, la ville accueille trois fabriques de pipes florissantes : la piperie Crétal et Gallard (1810-1862), la piperie Picard (1853-env. 1861) et celle de Wautnier (1861 - ?). Cette implantation de piperies est logique dans une région où les négociants de tabac sont bien installés. Après l’introduction de la culture du tabac en France au milieu du XVIe siècle, la Bretagne est bien placée grâce aux comptoirs de la Compagnie des Indes, qui assurent la diffusion, la commercialisation puis la culture de la plante. C’est ainsi que le traitement du tabac et la production de pipes voit le jour à Morlaix (Côtes-d’Armor), où l’activité de la manufacture va s’adapter puis dériver vers la fabrication de cigarettes et ainsi perdurer jusqu’au début des années 2000.
- Aperçu d’une partie des rejets de la rue d’Antrain. Avant la concurrence des pipes en écume ou en bruyère, puis des...Aperçu d’une partie des rejets de la rue d’Antrain. Avant la concurrence des pipes en écume ou en bruyère, puis des cigarettes, les productions en terre blanche sont des objets du quotidien.
19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989.
© Françoise Labaune-Jean, Inrap - Relevés de quelques modèles simples de la production des ateliers rennais. 19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine),...Relevés de quelques modèles simples de la production des ateliers rennais.
19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989.
© Patricia Poirier - Exemples de pipes à décor figurées. 19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989. © Patricia PoirierExemples de pipes à décor figurées.
19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989.
© Patricia Poirier - Aperçu de quelques fourneaux figurés de la production Crétal et Gallard. 19-21 rue d’Antrain, Rennes...Aperçu de quelques fourneaux figurés de la production Crétal et Gallard.
19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989.
© Françoise Labaune-Jean, Inrap - Marques de la manufacture Crétal et Gallard imprimées sur le fourneau ou le tuyau. 19-21 rue d’Antrain, Rennes...Marques de la manufacture Crétal et Gallard imprimées sur le fourneau ou le tuyau.
19-21 rue d’Antrain, Rennes (Ille-et-Vilaine), 1989.
© Françoise Labaune-Jean, Inrap - Planche descriptive consacrée à la fabrication des pipes en terre de Duhamel du Monceau (L'Art de faire les pipes à...Planche descriptive consacrée à la fabrication des pipes en terre de Duhamel du Monceau (L'Art de faire les pipes à fumer le tabac, 1771, pl. IV).
© Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, V-3990)
Une affaire de famille chaotique
À Rennes, la première piperie est créée à l’initiative de François Crétal, originaire d’une famille de marchands de pipes du Pas-de-Calais. Il s’implante rue d’Antrain et emploie une trentaine d’ouvrier. À sa mort, l’entreprise est reprise par sa veuve, qui la fait fructifier puis passe le relais à son fils cadet, même si elle semble encore très présente ensuite. Le fils ainé, avocat de métier, se sentant lésé par la succession, va monter sa propre affaire en s’associant à Picard, sans grand succès avant de partir s’installer à Saint Malo. Pendant ce temps, Auguste Crétal, le cadet, s’associe à Eugène Gallard pour développer la manufacture paternelle en construisant de nouveaux fours. Les plaintes du voisinage et surtout plusieurs incendies successifs vont grandement affaiblir l’entreprise. La faillite et la fermeture de la piperie sont prononcées en 1861. Juste avant cette date, elle comptait 450 ouvriers et une production annuelle estimée à 20 000 000 pipes en terre blanche !
Une industrie reconnue
La richesse des détails des pipes témoigne de la qualité des artisans en charge de la gravure des moules, pièces maitresses de la production. Afin de poursuivre les contrefaçons, des modèles et noms de pipes sont régulièrement déposés auprès du tribunal de Commerce.
La renommée de la manufacture Crétal & Gallard est reconnue par plusieurs prix obtenus dans des salons régionaux et par des brevets nationaux confirmant plusieurs innovations technologiques, comme la pipe à trou d’air renversé ou celle dite « hygiénique ».
La renommée de la manufacture Crétal & Gallard est reconnue par plusieurs prix obtenus dans des salons régionaux et par des brevets nationaux confirmant plusieurs innovations technologiques, comme la pipe à trou d’air renversé ou celle dite « hygiénique ».
Hommes célèbres ou illustres inconnus
Une grande part de la production repose sur des modèles simples, avec des foyers lisses ou peu décorés, mais déclinés selon des modules correspondant à une classification complexe présente dans les catalogues de ventes (belges, mignonettes, capucines, etc.). Ils sont destinés à séduire toute la clientèle, dans une période où hommes, femmes et enfants fument. Cependant, afin de concurrencer sur le marché local les grandes productions des centres du nord et de l’est de la France, comme Gambier, l’entreprise se spécialise dès ses débuts dans les pipes figurées, plus lucratives. Le lot rend ainsi compte de tous les thèmes à la mode, avec des portraits réalistes et historiques (Marie-Antoinette, Napoléon III, Rembrandt, etc.), des caricatures (masques grimaçants, tête de mort) ou encore des personnages du quotidien (marin, enfant, femme au chapeau). Plus de 700 modèles font la réputation de la manufacture.
Une collection redécouverte
La reprise en cours de l’étude du mobilier mis au jour en 1989 livre toute la richesse de cette collection. En plus de la diversité des thématiques iconographiques, les fragments de pipes ainsi que les accessoires de fabrication permettent de retracer les techniques de mise en œuvre de ces objets. Si les productions atteignent la gamme industrielle par les volumes produits (30 000 pipes produites par jour vers 1850), elles restent cependant artisanales dans le mode de confection. Grâce aux traces conservées sur les objets avortés, il est possible de voir la composition des moules à deux ou plusieurs valves, la réalisation des aménagements intérieurs (creusement du foyer et perforation du conduit), les erreurs de cuisson ou encore les rehauts d’émail coloré. Les accidents de parcours conduisant aux rejets des pièces s’avèrent donc riches d’enseignement pour l’archéologie.